Appel

Oh fragile intimité / de l’être, / grâce de la solitude, / à l’abri de tout regard, / exposée au hasard, / à la violence, / mise à jour dans la lumière / crue / de l’impudeur, / si le corps souffre, / l’être emprisonné ne peut / fuir, et il t’appelle.

La grâce des blessures / se lit dans un regard fourbu, / douceur de la fatigue, / quand seul un autre regard / accueille l’être / en un tréfonds aimant, / il n’est de refuge qu’en / ce mystère des yeux, / il panse, embellit, / sans souffrance, il n’est / joie ni beauté.

Photo : Untitled, 1935, Mark Rothko, expo. Rothko, Fondation Vuitton, 31/10/23, 16:16 ; extrait, “Sens interdit (par amour du détail)“, inédit ©JJM #artemprisonnédelagrâce #photos

L’aventure

Hésiter peut être fatal, / dans le détail / patiente l’espoir, / oh fougueux imprudent, / tergiverser / couve un renoncement / qui te révulse, / et tu sautes dans le vide, / aimant être hors de toi.

Tu prends l’exister / au pied du sens, / sinon les mots ne sont / que pièces passant / de l’un à l’autre, / sales, usées, polies, / engouffre-toi dans / le labyrinthe et parle, / l’aventure est en face.

Photo : Beaubourg, 29/10/23, 15:23 ; extrait, “Sens interdit“, inédit ©JJM #artsauterdanslelabyrinthe #photos

Le chuchotis des galets

Autour du lampadaire, aveuglés, / tournent phalènes et moucherons, / nuées survoltées / dans une lumière mortelle, / effrayante beauté, / – il titube de joie, / le lourd soleil est englouti –.

Les bateaux rentrent au port, / marins fourbus, / – on n’écoute pas les morts –, / terrasses riantes, chants et cris, / les verres brillent, / les regards s’enflamment, / – les enfants lancent des flèches / de Sioux, ornées de plumes / rouges et noires –.

Au-dessus de la porte, l’ampoule / se balance dans le vent chaud / d’un désert inaccessible, / – il respire le large / piqueté d’îles sombres –.

Il suffit de se mettre en chemin, / le sais-tu, / d’une main il chasse un papillon / tombé sur son cou, / – dans la maison, / des voix disent la vie et la mort, / l’amour, le départ, le retour –.

Aucun son ne lui parvient, / un silence de gouffre l’enserre, / dans le souffle des vagues / et le chuchotis lancinant des galets, / – debout sur la jetée, / il scrute la nuit, les étoiles, / attend le jour –.

Photo : Fenêtres, 25/01/25, 06:56 ; in « Les Algues rouges“, inédit ©JJM #artchuchotisdesgalets                       #photos

Le crime

En lisière de pinède, / au pied de dunes battues à l’est, / un banc, / le souffle rauque de l’océan / rend imminent l’infini, / sur le dossier, un moineau extatique, / né du tapis d’aiguilles.

Rien ne bouge, hors sa tête, / crête ébouriffée de sable ondulé, / oh, tache rouge d’un seau de plage, / renversé, oublié par un enfant / poursuivant une libellule, / ou échoué, marée furieuse.

Il donne au paysage la saveur / d’un crime immémorial, / amour lacéré par l’impassible houle, / rongé de sel, de lumière et de vent, / paroles abandonnées au fond / du seau de sang.

Un vol d’oies sauvages, / les pins couchés par le galerne, / les oyats dominant l’horizon / des tempêtes, donnent la force / de croire le crime enfoui, criblé / de sable d’or en rafales, / seau vidé de toute blessure.

L’ailleurs chante la clémence du ciel, / la beauté d’un visage caressé / par le temps.

Photo : Cyprès bleus d’Arizona, fenêtre, 21/01/24, 08:16 ; in “Les Algues rouges“, inédit ©JJM

Fissurelles

Douce aridité crayeuse / des galets polis / par le hasard des tempêtes, / coques pâles, couteaux béants, / le sable crisse sous le pied.

Derrière les dunes coiffées / d’oyats chahutés par le vent, / et les pins triturés de sève, / la ville est éventrée, haine, cris, / terreur, à terre est le sang.

Tragédie, les visages brûlent, / la grande marée dépose / sur le littoral de l’histoire / des lambeaux / d’algues rouges / piquées de fissurelles, / les sirènes hurlent.

Oreilles de Saint Pierre, / éclats de mâts, de cageots, / cordages déchiquetés / mêlés aux corps gonflés, / rongés par les alevins, les crabes, / gorgés de souvenirs, du sel de la vie.

Violence dans les rochers, / l’océan abrite l’avenir, / il lève les yeux, / mouettes et goélands pétrifiés, / à l’horizon, / un cargo d’âmes errantes.

Photo : Statue de Pierre-Paul Riquet, Toulouse, 17/01/24, 18:22 ; in “Les Algues rouges“, inédit ©JJM #artdesfeuxrougesetdesfissurelles #photos

Le miel de citronnier

Forte houle, matin vierge, / le monstre marin se fracasse / sur les rochers, — et le bol tremble, / où es-tu —, sculpte les falaises pâles / piquetées de nids grouillants, / criards fous de Bassan, / blancs poignards / maquillés de soleil.

Explose un nuage d’écume, / retombe en pluie / sur la dentelle des algues, / les hérissons de mer brillent, / — le café fume — et rejoint le large, / dans le vacarme du ressac, / — il jette au loin sa fatigue —, / ils griffent l’eau, fragiles piquants.

Tandis que bigorneaux, praires et / patelles collent à la pierre noire, / l’océan bat la terre, / hurle et gronde, / — toute la joie contenue, oui —, / chahuté par les caprices d’un vent / inlassable, profond mystère / où la vie grouille, invisible, / se nourrit de combats silencieux.

Tenaces, — il rit de sa naïveté, / son regard s’adoucit, il sait —, / alevins et baleines / tirent leur force de courants contraires, / il faut plonger, ah, les hauts fonds, / — et la petite cuillère / dans le miel de citronnier —.

Photo : Untitled, 1938-1939, Mark Rothko, expo. Rothko, Fondation Vuitton, 31/10/23, 16:18 ; “Les Algues rouges“, extrait, inédit ©JJM #artdumieldecitronnier #photos

Le rouge-gorge

Deux corneilles se battent dans un frêne, / une rose blanche nargue / le vent indiscret, / le bois coupé lorgne le ciel matinal, / dans un fourré se tient / le conseil des moineaux.

À deux pas, sur une marche de pierre, / il essaie ne sais quoi, / de faire bonne figure, attendant / mieux, / mais croire, en quoi, en qui, / piège aux alouettes, appeaux / de fin bambou.

Le décor bringuebale, oui, / mais tais-toi, essaie, le frêne / est immense, les corneilles craillent / à fendre le crâne, et, / d’un pétale l’autre se balance la rose, / pâle œil blanc au bord de l’allée.

Le parc engloutit l’horizon, / l’océan d’herbe coupée bute contre / d’impassibles grilles noires.

Il se tourne de tout côté, que dire, / l’endroit est si petit, ou lui, / vide, alors attendre, dos rond, / parler peu, ou se couper la langue, ou.

C’est si dur, de se taire, cela détruit, / en douce, ceux à qui on ne parle pas ou / presque plus, à force de s’empêcher / de vouloir les aimer, oh.

Aimer, quelle histoire, / un œil dans chaque main, / les pieds couverts d’étoiles, / alors partir au loin, silencieux, / ne rien détruire, jamais, / et cet endroit, si petit, ou lui, / n’y peut rien.

Un rouge-gorge étoufferait / de voler sur des braises, tu sais, / petite boule chaude, il fait la nique / aux merles, mais dévasté, / dans ce parc encerclé, / il perd ses forces, prends-le / dans tes mains, aime-le.

Photo : Reproduction de “Sansonnets sur le soleil couchant“ (1815), de Totoya Hokkei, dans “L’Art japonais“ de Louis Ganse, tome 1, 1883, musée Cernuschi, 01/11/23, 15:22 ; extrait de “Les algues rouges“, inédit ©JJM #artunœildanschaquemain #photos