Bamboche

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La nuit est un petit voyage en mer, en montagne. Nul ne sait où elle mène, par le bout des yeux, des oreilles. Ville ou désert. Les rêves ne sont rien, d’un cinéaste saoul, comparés à cette trituration du temps, dans la pénombre et le silence de la chambre. L’espace ondule. Respiration de joie, d’inquiétude. Râles contenus, soupirs, apnées. 

Une voiture passe. Des talons claquent. Paroles étouffées. Un moustique, un bruit de sommier, les hoquets d’un tuyau donnent un coup de fouet au cours des drames, des comédies. Tragique bricolé au fil tordu des aléas, au surgissement des paysages, colline rayée de vignes, méandre sec au fond de gorges, temple et cascade, forêt trouée de cris, jetée de bois dans le brouillard, lac et fleuve, noyés dans l’obscurité d’un port, plage ensoleillée.

J’y reconnais certains lieux, visages, tableaux, et nos voix. J’y suis importun ou attendu. La nuit se peuple ainsi de regards, de rires, d’appels, de pleurs, de chants. Souvent, à l’aube, le volet est entrouvert. Dans un cyprès, le merle du quartier reprend avec brio cette bamboche exotique.

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Lévitation

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Sans la nuit, que serais-je. Cette question m’a tenu en l’air. La lévitation est d’une simplicité enfantine.

Autant peut être le réveil noir, pénible, — moi balloté dans les remous d’une angoisse serpentine, disloqué au gré d’agacements réflexes enfouis dans les muscles, le sexe, poumons exaspérés, cœur ratant les degrés d’une échelle de cambouis, bras au ciel, dans le droit fil d’une virée insensée au tréfonds du cerveau, mêlant époques, peurs, joies, pleurs, voix anciennes —, m’abandonnant en plein brouillard de kapok, ou sirocco, haletant, éructant, lâchant mots et noms inconnus, tenant au collet le drap pris pour un rhinolophe, couverture déchirée par les tressauts du destin, — autant l’idée d’une petite lévitation impromptue, tentant de résister aux vains tourbillons de bile, me sort-elle presque d’affaire.

Tempête enfin battue, membres harassés, crâne bercé d’un air amabile. La fenêtre, décor essentiel de mon théâtre d’ombres, ouvre sur ce que le jour étouffe et nie. Le contact du drap se dissout. Mon esprit folâtre se met à sautiller ici et là, imitant les daphnies, si sensibles à la lumière. Je nage ainsi au hasard des apparitions, des envies, des courants d’eau intérieurs. J’explore de ma vie le bazar, libre et léger, déjouant les pièges. Sur mon radeau, je traverse les mers, longeant des côtes métaphysiques, déchiquetées, blanches d’écume, des langues de sable. Enfant j’aimais l’épique, l’aventureux, et ces rimes qui font la vie aimable, sur l’oreiller salé.

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les Papillons ne dorment pas

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Petits animaux de nuit, si discrets, élégance et légèreté des ombres, forêts sculptées plein ciel. Cyprès bleus d’Arizona sur un long mur chaulé. Une lune en beauté roule sur les toits de tuiles. Solitude et tragédie d’une reine, air frais des limbes. La nuit est une frontière, entre quoi et quoi. Rien, frontière suffit, passage. Pont flottant dans la brume.

L’être se métamorphose, en lui-même, il se fond dans l’abîme, ressort neuf. L’air est doux, charrie les parfums saturés de lumière enfuie. Le lampadaire tisse un horizon de dunes, caravanes à l’abri du vent. L’obscurité protège. Potager creusé, au pied des palmiers, où brillent tomates et poivrons verts. Les oiseaux boivent au creux des feuilles.

Accoudé au bastingage, j’écoute une musique, tremblements de la terre et du ciel. Une voix s’empare du corps. Il se met à vibrer. Nous tournons, les yeux fermés, dans l’enchantement des étoiles. Je pense à ces temples de craie, perdus en mer. Au visage diaphane d’une statue adossée au temps. Ah, nuit profonde, les papillons ne dorment pas.

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Sauvages Pensées

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Au cœur de la nuit, les arbres agitent bras et mains pour attraper les sauvages pensées, lianes infinies du sens, nuages délités dans la noirceur d’un puits. Lever les yeux au ciel revient à tomber des étoiles. Lancer les bras. Les doigts tentent d’agripper l’air. Les cyprès ne s’encombrent pas de tant de vanité. Des branches graciles gouttent, sève acide, les espoirs fourbus. Dans les bourgeons étouffent les siècles à venir. La porcelaine des rires éclate sur le trottoir, et la joie. Sol jonché de saisons inachevées, d’enfances blessées, d’actes d’amour esquissés.

Un merle éberlué, se rêvant aigle, s’ébroue, muet. Il survole les pics. Au loin l’océan, les poissons, le silence des ouïes. L’argent scintille dans les remous. Cela suffit à faire basculer les meubles, les murs. Le lit tangue et roule. Les immeubles se cachent dans les cyprès bleus. Le temps trouve refuge dans les boîtes aux lettres.

J’imagine le fleuve sous la lune, secret, chantant. Qu’a-t-il donc à fêter, quel succès. Il retient la lumière, s’en délecte, apaisé. Les oiseaux se cherchent dans l’eau moirée. Une voiture au loin klaxonne, une, deux, trois fois. Comment résister à ton rire, c’est impossible, tu sais. Autant renoncer à vivre.

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