Duo de Visages

Pourquoi redouter de perdre ton âme, / De blesser ton corps, avançant sur un / Sentier à flanc de roche, oh, laisse-toi/ Guider, ne te retourne pas, au fond de

Toi, inébranlable au fort de la tempête, / Écoute William, scintille ce qui jamais / N’est chemin tracé ni prévisible. Mais / Ta création et ta liberté, à faire pâlir le

Soleil. Là, se tient l’étoile des barques / Désemparées. Rien n’assèche le torrent / Offert aux cailloux, à la forêt profonde,

Au vent furieux ou caressant, à l’abîme / Du ciel. La douceur de la bouche aimée / Est infinie, la vie est un rêve de voyage.

Visages, sculpture : Visage féminin, XVe s., m. des Augustins ; Forgeron, XIXe s. J. Dalou (1838-1902), m. d’Orsay, Paris ; dessins 25 et 26/11/19, graphite, pierre noire ; sonnet ©JJM

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Voir Venise

Voir Venise n’est pas voir Venise, mais vivre une improbable fusion entre le nom, les tableaux, Carpaccio, Titien, Tintoret, Proust, pâte feuilletée que la vision dite réelle étale et garnit de sensations étranges, du fait même de sa complexité imaginaire. C’est ne plus véritablement savoir où l’on est, être pris. Être à Venise. Proust écrit :

« Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d’un génie qui m’aurait conduit dans les détours de cette ville d’Orient, il semblait au fur et à mesure que j’avançais, me pratiquer un chemin creusé en plein cœur d’un quartier qu’ils divisaient en écartant à peine, d’un mince sillon arbitrairement tracé, les hautes maisons aux fenêtres mauresques… »

Proust, La Fugitive. Venise, 20/02/07, 16:42 ©JJM

Surface et profondeur

Voir, n’est-ce pas pas toujours deviner. C’est déjà bien. La profondeur affleure parfois à la surface, suggérée dans un sombre miroitement, un clapotis imaginaire, écho d’un voyage à venir. Dessous, se tient, fragile et menacée, l’origine. « Hélas ! tout est abîme, dit Baudelaire, – action, désir, rêve, / Parole ! » Pourtant, la mer, cet infini liquide, est à l’image de l’homme. Elle en est le « miroir », et, comme lui, elle est un « gouffre ». La liberté s’expose alors, au soleil couchant, dont les abysses tiennent le cœur caché. Et la raison s’affole, Pascal l’a bien vu. Baudelaire va plus loin : « Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; / Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, / Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! ». Rêver, me dis-je, partir, comme on dit, en plein mer.

Garonne, en décembre, 07/12/14, 17:10 ©JJM

Le soleil fabule

Voir venir. Mieux, y aller, me dis-je. Parfois, l’envie de marcher me prend, le fleuve m’appelle. C’est une image, comme toute vocation. Les voix se frayent un sentier dans la mélasse de l’après-midi, je vais où me mènent mes jambes. Inutile de résister, elles sont têtues. Je me retrouve sur le Pont-Neuf ou le quai de Tounis, nez levé vers les mouettes, des fourmis partout. À mon arrivée, il y a comme un air de fête. Je fabule. J’aime ça. On dit souvent que l’enfant ment, on le gronde, mais non, il fabule. La réalité est trop étroite, vois-tu, alors son imagination est « déréalisante », dit Bachelard. Il s’ennuie, je le comprends. Bref, le soleil, souvent, se venge sur les nuages, de devoir se coucher, et il envoie la musique, faut voir comment. Il fabule, en somme.

Garonne, 06/12/20, 15:48 ©JJM

Vision nocturne

La vision nocturne est d’une ambiguïté prometteuse, quand elle n’est pas inquiétante. Mais, me dis-je, l’un ne va pas sans l’autre. Elle estompe les volumes, gomme ce que le jour pointe sans pitié, crée du mystère à partir du banal, montre tout en le cachant, laisse à l’imagination le soin d’aller plus loin, plus profond. Elle aime peindre les ombres, n’ayant que des lampadaires pour artifice. Oh, ténèbres, désir, fascinante obscurité. Joë Bousquet s’y arrête :

En cherchant mon cœur dans le noir / mes yeux cristal de ce que j’aime / s’entourent de moi sans me voir // Mais leur ténèbre est l’amour même / où toute onde épousant sa nuit / dans mes jours se forge un sourire // Afin qu’aux traits où je le suis / Sa transparence ait pour empire / Mon corps en soi-même introduit

Canal du Midi, 23/01/16, 23:22 ©JJM ; Joë Bousquet, La connaissance du soir, « La nuit mûrit »