L’orage d’été

I
Les paupières hérissées d’aiguilles, au matin perlé
de rouge. Les yeux ne veulent pas voir, les oreilles
entendre ni les mains cueillir, oh, les doigts blancs,
serrés de rage et de révolte, à vide, après une nuit

d’effroi, à penser aux silences, aux mots de feu, à
l’effondrement des visages, éreintés. Nuit d’acier
et de miel, pénombre zébrée d’éclairs, fureur. Un
bel orage d’été, fidèle écho des entrailles broyées.

Les étagères tremblent, les livres s’enfuient, noyés
dans le flot de lumière pâle qui transperce le volet.
L’eau gronde dans le caniveau, elle souffle et tape,

rien ne l’arrêtera, elle est le bras liquide du destin.
Dans la chambre, dans la rue, partout, se creusent
les puits du jour, pièges tendus de la colère. Néant.

II
Mais la lumière, mais les ombres, oui, qu’en faire.
L’eau n’emporte pas tout, elle lave et adoucit, lisse.
Elle façonne les galets, elle apaise les hauts fonds.
Le corps enfin se laisse caresser, le volet est ouvert.

Les arbres du parc, beaux, majestueux, les paroles
de joie, les oiseaux peints et les regards étincelants
d’amour. Les algues rouges tissent des histoires, ici
et là, protègent les égarés. La nuit déploie ses ailes.

Les yeux saignent, tant pis. Ne pas gâcher le soleil,
ni la fraîcheur des voix mêlées, les pas sur le sable
mouillé, les larmes du vent, tu sais, les rires envolés.

L’écume de la nuit sèche sur les restes d’un naufrage.
Les cyprès bleus s’ébrouent, les figuiers ploient, les
merles tentent une sortie. Oh, reste l’écho d’un appel.

31 07 16. Inachevé 91

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Le trésor

I
À la nuit tombée, le moment est venu de s’éloigner,
dans l’éparpillement des insectes gris. Ils dessinent
une auréole dorée, lampe-tempête de mes rêves, se
collent au verre du lampadaire, rue déserte. Partir.

Toujours revient cet appel du lointain, embarquer.
Tout laisser. Oh, mais tu ne laisses rien, tout est là.
L’exil est pire que tout, le voyage est autre, tu sais.
S’éloigner, est-ce porter en soi le lointain, oui, cela.

Est-ce une façon de n’être nulle part, et sans limite
de temps, être le temps, se laisser vivre, s’éloigner
d’ici, là, toujours ailleurs, mais ne pas y tenir, non,

avec un impérieux désir de liberté. Pour rejoindre
les petits animaux. Ils ont des couleurs, des formes
que tu ne vois pas, d’ici. Partir, et apprendre à voir.

II
Frémissement de l’herbe au petit matin, imprégnée de
rosée. Il cache les aventures, les combats, les amours
silencieux. Tu n’y arrives pas. Pourtant, il le faut bien.
Quoi. Oh, faut-il que les joies enfuies n’exhalent plus

leur parfum. Elles sont là, dans ce jardin, dans la rue,
dans les platanes du Canal, dans l’eau calme, regarde.
Le réel est un coffre vide, tu voudrais le vider un peu
plus. Tête retournée d’un poulpe sur le rocher, qui vit

encore, toujours recrache l’encre, lance ses tentacules
nacrés vers l’immensité bleue. Tu le mets à l’eau et il
pousse un cri noir enveloppé d’un nuage de Chine, au

creux d’un rocher chapeauté d’anémones lascives. Oh,
à quoi servirait-il de tenir le coffre ouvert à tout vent,
sans trésor à cacher. S’éloigner, suivre le poulpe, rire.

III
Pauvreté de l’imagination, sécheresse froide des faits,
ne sont rien sans rêves, ni rires partagés. Les vertiges
du corps, la douceur des mains, les mots oiseaux. Oh,
tu idéalises et voles et vas tomber. Là, tu verras. Quoi.

La réalité est plate, invisible sole enfouie dans le sable.
À peine si on devine un œil, un reflet de vie, la bouche
tète pour respirer. Je veux bouger. Et boire toute l’eau,
et nager à ma guise à l’abri des tridents. Je veux goûter

la houle en souriant. Tant pis pour les rochers. Je m’y
colle. Je suis l’ami des oursins, des patelles. Ni caché,
ni inquiet, tu sais. J’aime aimer, c’est tout. Et une fois

collé, tant pis, tout arracher, le lointain est au fond du
coffre. Les insectes gris rappellent les petites crevettes
qui tètent les chevilles, au bord de l’océan. S’éloigner.

31 07 16. Inachevé 90

Le patio

Je ne voulais pas attendre. Oui, attendre est vain.
Espérer, autant boucher une source avec de l’eau.
Mais une porte s’est ouverte, enfin, je ne sais plus,
j’ai tourné la tête. Peur archaïque du miroir de l’or

du soir. Enfant, tout reflet m’inquiétait, le visage
de biais, me voir sans être vu, mais là, cette porte.
Une fable naissait, un patio brillait, une présence
entrevue, belle et élégante. Je me suis précipité.

Je n’ai pas compris, fermée. Sans bruit, le vent, oh
non, impossible. Une voix, lointaine et douce. J’ai
dû rêver, j’aime rêver. Je vole, c’est ridicule, je n’y

peux rien. Enfant je n’atterrissais pas. Maintenant,
tu sais, la porte est restée fermée. Longtemps, j’ai
attendu, mon cœur battait. Encore, oh, à se briser.

30 07 16. Inachevé 89

L’invisible torrent

I
La pluie se rit des toits, des fenêtres fermées, pénètre
partout, n’a que faire des paupières blessées, des cils
blanchis de sel. Indifférente à la dévastation, et aux
ruines. Les chicots de murs que la guerre fait fleurir

puent la brique mouillée, l’humidité moisie des ans,
l’histoire d’enfants sautillants au milieu des gravats.
Elle lave, aussi, met à vif la chair des rues. Croûtes
du temps et sédiments de saleté sont jetés à la mer.

Elle n’oublie pas, non plus. Elle est l’oubli. L’oubli
résiste à tout, sauf à lui-même, rappelant l’impéritie
qui le vide de sa vanité. Sa faiblesse, le fleuve hors

de son lit que la mémoire écope, l’incessante chute
du ciel et le vertige des hommes. Alors la pluie est
là. Les visages s’adoucissent, tu sais, avec le temps.

II
Au fond de l’eau, des bêtes venues d’où. Une goutte
suffit, elles pullulent, jouent. Du fond de l’œil, viser,
attendre, la pensée coule, la matière s’effrite, abrutie.
L’eau la soumet à sa belle transparence. Des scènes

se succèdent au rythme d’un torrent invisible. Pâles,
décollées, les images font signe. Une bouche parle,
je l’entends, je la vois. Il faut lire sur les lèvres. Oh,
je les touche. Il y a des rues, une chambre, des livres

lus, un corps allongé. J’ai couru en vain, n’ai pas vu
le début, l’origine. En boucle, la fin. L’eau coule sur
l’écran, sur la bouche. Les yeux piquent, rougis par

la nuit, la pluie folle, voix noyée qui fredonne, déjà
si loin, mais je l’ai entendue. La pluie est parfumée.
Je sors, je ris, l’oubli ne peut rien, les lèvres parlent.

30 07 16. Inachevé 88

Pluie d’étoiles

Oh, à Merzouga, et grimper au sommet de la dune,
sable encore chaud du jour, des effluves de jasmin.
Fraîcheur, sur les épaules, des palmiers lourds de
grappes. Jardins peignés d’eau, orangers en fleurs.

La nuit venue, s’asseoir, affronter le vent sec et le
désert du ciel sous une pluie d’étoiles. Qui ne l’a
vu ne sait, des étoiles par milliers, oui. Couché à
même le sol grêlé de cailloux noirs, lave céleste,

sentir la Terre tourner. Suivre le fleuve évaporé et
les montagnes mauves, rejoindre la côte, l’océan.
Plonger, confiant, en eau si claire. Nager, voler se

fondent. En soi, beauté des cyprès bleus d’Arizona,
des nuages dissouts par la joie, des mains aimantes,
de ta voix, accoudé au garde-corps. Oh, quel bel été.

29 07 16. Inachevé 87

L’eau captive

Comment me taire, dis-moi, étouffer les remous,
et rêver d’une plage, toujours, d’un littoral sacré,
où le ciel est salé, et les pins décorés de cigales.
Une côte écartée à l’abri des tempêtes et du mal.

Comment laisser se perdre le visage de ce rêve,
le murmure des roches, à l’approche du ressac,
les cris de la falaise, où s’éparpillent les caresses
du vent, alors que les oiseaux piquent les nuages.

Les pas forment de petites vasques où se reflètent
nos corps morcelés, dans un peu d’eau captive. De
petits crabes translucides viennent des profondeurs,

quand les vagues, après si long chemin jalonné de
baleines, disparaissent dans le sable, s’enfouissent
au cœur de l’oubli, de nos regards étonnés et ravis.

29 07 16. Inachevé 86

La transparence

La distance si ténue, entre ici et là, dedans, jamais
ne disparaît, nourrie de l’impossible adéquation de
l’œil et de la fleur, et, de l’œil séparé de lui-même,
de l’illusion des reflets, pupille en son puits infini.

Toujours ailleurs, l’œil jette, dans le feu coloré des
paysages, des rues, des jardins, derrière les fenêtres
où se jouent drames et naissances, les actes d’amour
ou les sombres matins, la transparence qui l’envahit.

Ou bien est-ce moi, poussé hors des choses, entêté,
mouche sur le carreau, le monde à portée d’ailes, là.
Incessant tremblement, chercher le repos, un appui.

Les regards se fondent parfois dans la pénombre des
forêts, suivent des vagues l’inquiétude, ou devinent,
naïfs, l’énigme d’autres yeux, émerveillés et libérés.

28 07 16. Inachevé 85

De la danse le secret

I
Ah, dessiner, lancer le trait, la pointe, et donner
forme à tout, au vide. Chasser le silence, le rouer
de traits. Rayer, lisser, marquer d’un noir herbier
le territoire des leurres, de l’attente, de la mort.

Lutter d’une main extatique, précise. Voir jaillir
dans l’éclair la pénombre des forêts. Le parfum,
la pâleur d’un visage endormi sur l’herbe bleue.
Insupportable repli, mots reclus. Ouvrir la cage.

Seul à ce moment, dessiner. Corps, main, et feu.
Retrouver de la danse le secret, fluidité de l’âme,
paroi noircie d’une grotte cachée, enfoncée dans

les ronces du ventre, cri du charbon aiguisé, de la
plume arrachée, trempée dans le sang de l’amour.
Avoir alors, sous les yeux, ce qui éclaire les nuits.

II
Les mots sont anémiés. La main s’étonne et trace
à jamais de quoi briser l’errance vaine. En chemin
vers la clôture du gouffre, de la faille, parer la plaie
de l’être. Les bêtes s’y réfugient, apaisées. Effacer,

pour toujours, l’incertitude de la peau effleurée. Si
près, l’abîme du soi où le soleil se perd. Ne jamais
fermer l’œil, être à l’affût. Creuser, racler, donner
vie et lumière à ce qui gît profond. Enfin, échouer

sur un rivage de lune, à l’ombre de grands arbres.
La main trace sur l’eau l’heure du départ. Vers où,
nul ne sait. Avant, dedans, naïveté. Enfant perdu.

Ne rien voir ni savoir, suivre les lignes libres, qui
font briller ce qui n’existe plus, pas encore, caché,
secret, refusé. La main se souvient et dessine, oh.

28 07 16. Inachevé 84

Un parfum de beauté

I
Oh, cet entre-deux du chien et du loup, hésitation
des ombres, voiles traversées de vents contraires,
dans l’engloutissement d’un soleil fourbu, disparu
à l’autre bout du ciel abrasé. Oh, la mer s’absente.

Huîtres, patelles et coques ferment leurs temples.
Les rues sont plus étroites, les cœurs battent, oui.
Résister, à quoi. Pourquoi. L’entre-deux, prélude
au terme absolu, nécessité d’écarquiller les yeux

pour s’orienter, viser l’unique étoile. Nier la chute
au puits sec, le bruit mat du crâne sur le sable d’or.
Tombe d’un jour éreinté entraînant avec lui la nuit.

Robe noire, pâleur d’une lune gibeuse. Et le rivage
s’estompe. Les cimes des pins, diluées dans l’encre
céleste, flottent. Tant d’énigmes encore, irrésolues.

II
En montagne, nuages collés, bêtes à l’abri, serrées
sur une paille pisseuse. Le monde marmonne dans
les cyprès, sur les murs. Moment délicat, tu sais, où
les rideaux s’écartent. On est au milieu de rien, nus

comme alexandrins de papier. La scène est vide, et
le décor figé. Personne, les masques gisent à terre.
Malades, lèvres serrées, yeux perdus. Oh, demain.
Que sera la nuit. Vite, lumière partout. Les lampes

clignotent, lucioles de rue. Timide, il y a je ne sais
quoi de parfumé. La découpe des toits en plein ciel
s’orne de guirlandes fines, et les fenêtres s’égayent.

Mutation de l’entre-deux. Pas joyeux, sur le trottoir,
des voix fraîches s’appellent. C’est délicat, profond.
Dans le sillage des êtres, oui, un parfum de beauté.

III
Les mots fusent en tout sens. En coulisse on s’agite,
scène et salle se confondent, les acteurs sont partout.
Le texte est infini, mais le temps est compté. Amour.
Phèdre va parler. Hamlet est-il fou. Oh, Lucia meurt.

Un rideau de sang sépare le jour et la nuit, après un
combat inégal, une joute tragique, béance du destin.
Tout est possible, alors. La minute à venir ouvre sur
la douceur des corps abandonnés mais libres. Force.

Le drapé des costumes oriente les regards, les mains
se tendent enfin, les paroles sonnent, et l’entre-deux
délivre une part secrète. La malédiction est un leurre.

Le voyage est imminent. La mer est là, qui attend et
miroite pour qui ne ferme pas les yeux. Du profond,
jaillit, volcanique, le désir de beauté. De ton visage.

28 07 16. Inachevé 83

Fleuve de vie

I
Illusion dedans, dehors, jeter un regard. À terre trottoir
sali, siècles de soleil brûlant, de pluie diluvienne, murs
fringants, fenêtres aux reflets d’oubli. Tous les visages
cachés, derrière les rideaux ajourés, motifs au crochet,

moulin, tourterelle, arbres jaunis, lune. Ni pessimisme,
ni optimisme, être là, dans l’entre-deux, du début et de
la fin, sautillant d’une joie organique, parfois suspendu,
être, non-être, allez, lever les yeux, vers. Frôler le rien,

la frontière, danser, fil de soie, embrasser, tu es belle,
oui. Le reste, farce bleue, mensonge innocent, tu sais
bien. Je n’ai voulu ni ci, ni ça, pardon. Repli, refuges,

nulle part où aller. La ville est accueillante, offerte, et
les rues tissent une vie, maillage de pas sans fin, tout
est là qui m’assaille, j’habite ici, c’est tout. Et dire non.

II
Encore et encore, depuis toujours, dire non au fiel ou
à l’abandon, non aux promesses, naïves, vidées par le
ressac. Souviens-toi de l’enfant, au fond du lit trituré,
du visage en allé, du corps jeté à l’océan, du monde,

l’écroulement, de l’illusion du vide, à chaque pas, oui,
devant, là, devant. Croire, un abîme, suis-je l’ennemi.
Fermer, refuser regards et rires, non. L’amour, même
gaspillé, incendié, oui. Paysages brûlés, fleuves secs,

sans larmes. Les animaux sont perdus, errants, fuient.
Les montagnes blessent le ciel, les oiseaux cherchent
où nicher, chanter. Assez de rejets, l’amour ne s’éteint,

ou n’est rien. Quel secret sauvera les abeilles, les yeux.
Qui sait, des illusions la plus belle. Atteindre la nudité,
balayer tous les mots usés. Flotter, fleuve de vie, et toi.

27 06 16. Inachevé 82