
« Manuel Portalès me demanda un coussin dans l’armoire. Je le glissai sous sa tête. Il parlait dans un seul souffle. On a avancé des heures à un endroit chemin moins raide le passeur pfft a disparu, On l’entendait dans les fourrés et plus rien, Statues dans le noir, Ma mère murmurait ne sais quoi, mon père me tenait par les épaules, Au premier coup de feu m’a poussé dans un taillis presque jeté, a soufflé à ma mère de courir courir, Ils ont dévalé la pente empêtré dans des branches, elles griffaient mon visage et mes jambes, Je ne pouvais crier tant j’avais peur, Il faisait froid humide la fusillade a commencé, Des types criaient dans la forêt plus bas là où ma mère mon père…
Manuel Portalès me regardait sans me voir. Je ne comprenais pas, mes parents redescendus vers l’Espagne, figé n’osant bouger mordant mes lèvres je pleurais, me suis un peu calmé et plus rien, Les coups de feu dans la tête, enfin le noir, silence de la montagne, où bruit la vie, petites bêtes, craquements de branches, des oiseaux invisibles, un ciel d’encre, au loin des échos de cloches de troupeaux, La nuit rien que la nuit, J’ai attendu, premières lueurs de l’aube, l’humidité dans mon corps, J’ai sûrement dormi par petits bouts, la fatigue, la peur, mon père dans un souffle rauque à ma mère Corre corre.
Au petit jour, sorti du fourré sans hésiter, j’ai pris le chemin du haut, Mon père m’avait cent fois dit, Hijo mío, s’il arrive quelque chose, tu vas de l’autre côté de la montagne, J’ai marché deux jours, la nuit caché, ça montait dur et froid, Je mâchais des feuilles, buvais l’eau des filets de sources, dans les traces des bêtes, J’ai eu froid, Là-haut le vent soufflait, au col, des couteaux de glace, Je suis descendu, voyais des vallées des prairies, J’avais mal partout, aux pieds, Aux pâturages un berger m’a vu de loin, fait signe, qui sait ce qu’il est devenu, je revois sa tête, je l’ai rejoint, Il m’a pris la main, parlait patois, béret en arrière, m’a conduit, parfois me portait, Loudenvielle vallée du Louron, chez des gens, et de là chez d’autres, et j’ai échoué à Gurs quelques mois, Le camp, des conditions qu’un enfant n’oublie pas, saleté poux humiliation misère faim, J’y ai retrouvé des gens qui avaient fait la route de Madrid, et des cousins de mon père, voilà. »
texte (Aquarium, extrait, Éd. du Cygne) et dessin (enfants, Espagnols réfugiés à Rivesaltes en 1939, d’après Paul Senn ; graphite, carbone, 23/03/20) ©JJM