Le gouffre

Un oiseau de nuit, d’un coup d’aile, raye la vitre.
Il crie au moment où, titubant d’insomnie, je me
lève pour boire ou fermer le volet, je ne sais plus.
Battement de plumes, sur le lit, le mur, les livres.

Les cyprès vacillent, la chouette est là et elle voit
tout. Les yeux écarquillés, pris de vertige, dans la
lumière du lampadaire de rue, j’essaie de traverser
les ombres de ma vie, ne sachant de quels secrets,

vérité, mystère, mensonge, amour, elles seront les
costumes de scène, dans quelle comédie, tragédie,
j’aurai à donner la réplique, oui, affronter l’invisible,

jamais atteint ni deviné. Je retrouve, oh, mes peurs,
mes espoirs, arrachés tout le jour par la joie, tu sais,
qui la nuit se consument dans le gouffre du silence.

22 09 16. Inachevé 142 (l’ultime)

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Les remous du Tage

Nous irons à Tolède, où le Tage ignore qu’à Lisbonne
gît son destin. Dans la rue, sur le trottoir, sur les toits,
et jusqu’au bruit de la clef forçant la serrure à s’ouvrir,
alors que les meubles, la guitare, les livres me voient

rentrer, ces vaines paroles me sont un viatique léger.
Elles tissent l’opacité de mon trouble incessant. Ciel
brouillé d’encre pâle, noirs effluves du Canal et murs
de briques. Lisbonne, l’océan, l’Amérique, sanctuaire

de mon imagination amoureuse. Du Greco, les corps
étirés par le désir d’élévation charnelle. Oh, que dire
de l’amertume des méandres enfouis, de l’obscurité

des gorges, à-pics rocheux où les choucas déchirent
la brume, alors que l’océan se rêve dans les remous
du Tage. Juste une boussole, un visage et des mots.

19 09 16. Inachevé 142

Demain

Au pied du mur, des figues écrasées par le soleil, la pluie.
Ivres, deux ou trois guêpes tètent un reste de pulpe rouge
sang, velours de mon théâtre intime. Insondable vide, au
cœur de l’absence, oh. Dans un décor de ruines délavées,

la braise des corps, les visages renversés et l’ébauche d’un
sourire sur les toits, le fleuve. Les arbres guettent, et la rue
fomente un crime. Une pie s’envole, arrache les mots secs
collés aux briques. Écarter le danger, tu sais, la nuit venue.

Les papillons coiffent le lampadaire de rue. Un air d’opéra,
fredonné tout près, Casta diva, l’ai-je rêvé, dis. Tu marches
sur le sable. La plage du lit, halo du volet. Mon esprit dilué

s’englue dans le reflet d’une photo. Train en gare, à minuit.
Il bouge, s’approche, je me lève. Oh oui, quel beau voyage.
Ton rire. Un oiseau posé sur le bord de la fenêtre. Demain.

18 09 16. Inachevé 141 (texte 154. Fin de la série « Inachevé »)

La falaise du temps

I
Les fous de Bassan donnent à la falaise sa blancheur
verticale. Sans eux, l’eau furieuse hérissée d’écume
serait vaine, sans profondeur, ni houle à transpercer.
Le ciel joue sur leur impossible fusion, et la légèreté

des nuages fait écho à la grâce des baleines. L’océan
est un miroir. Il reflète l’absence, dilue les distances
infranchissables. Alors, proche et lointain scintillent.
Dans le regard des marins se dessine un invisible cri.

La nuit contient un jour possible, dans les embruns et
les rêves noyés. Jour incertain, se tenir prêt, près, que
dire, le départ est ténu, la frontière à venir. Une vague

peut tout changer, roche d’une île liquide, et la falaise
l’engloutit, pour le bonheur des coques et des oursins.
Sur terre, villes et forêts guettent les premiers rayons.

II
À la fenêtre, l’esprit ballotté par l’aube, mains posées
sur le garde-corps sillonné de fourmis insatiables, oh,
se devinent la fumée des cyprès, le ciel criblé de nues.
Les arbres sont triturés par l’autan. Faut-il voler pour

rejoindre ce qui toujours s’éloigne de moi, moi-même.
Faut-il scruter la nuit, à la lumière d’un lampadaire de
rue, auréolé de jour naissant. Proche, lointain, le corps
est prêt, près, que dire. Se taire à jamais, bras ouverts.

Esquisse d’un mouvement, silence, battement du sang
dans les mains, la profondeur de nos visages. Essayer,
voir, aventure du lointain. Ne pas redouter ce qui fuit,

ne pas fuir. Le sentier est fugace. Briser le dernier mot,
ouvrir, être là. Déploiement du jour, la falaise du temps.
Douceur du ciel. Parfum des figues et de l’absence, oh.

17 09 16. Inachevé 140 (textes 152 et 153. Fin)

Faire du silence un rêve

L’orage fait trembler le figuier, les tempes battent.
La fenêtre esquisse un Turner de brocante. La mer
est si loin. Le soleil a lui, oh, pour la dernière fois.
Faut-il encore renoncer, aux paroles et aux gestes.

Garder, de la pluie la fraîcheur, du soleil la lumière,
des nuits, l’étonnement des mains, l’apaisement du
chagrin, du chagrin la douceur de l’enfant et la joie.
Broyer le reste, violence du ressac, contre la falaise

usée, incendie des forêts de tamtams, ciel noirci de
chants, abandon des oiseaux, corps harassé, bouche
collée, colère des entrailles, âme errante, non, lutter.

Faire de l’ombre un refuge, du silence un rêve et ne
rien oublier, ni croire, libre de tout abandon, dans le
vide de la création, tu le sais, et de l’énigme à venir.

14 09 16. Inachevé 138

Les dieux de marbre

Aimer le marbre et les rosiers, tandis que les acacias et
les tilleuls dansent, autan furibard. Embruns des fleurs
aux pétales froissés, harpon du temps planté dans l’eau
de la fontaine. Peindre cela, et non des tripes les tracas.

Sait-on ce qui, du corps au pinceau, au fusain, passe et
change le monde, non, le crée. La main trace les lignes,
la vie de la main est dans l’ombre laissée, nue, au reflet
des échos, au remous des cellules, aux images fuyantes.

On voit l’attente et la mort, de longs voyages sur l’océan,
les muscles battus pas le vent et le rêve des baleines, les
côtes lointaines approchées de nuit. On entend, enfin, le

chant des villages brûlés et les dieux de marbre. Il suffit
d’un oiseau pour que la terre tourne, que la main prenne
au vol un regard, une caresse, oh, le bonheur d’un matin.

14 09 16. Inachevé 137

Ouvrir

J’essaie d’ouvrir, qu’y a-t-il. J’ai beau accueillir, est-ce
moi. Ce volet, tous les matins. Rien n’y fait, ni tristesse,
ni rage, non, un voile cache le soleil. Je me suis éveillé,
pour jouer, levé, dans le couloir, oh, la forêt de tes yeux.

Voir, essayer, embrasser. Je refuse de marcher, ne veux
plus. Dans un jardin, une statue, moi. Aimer le marbre
et les rosiers, manger le ciel et dormir. Voir les oiseaux
posés sur mon bras, les enfants me lancer des cailloux.

Assis sur un banc, je lis. L’écureuil m’observe et j’essaie
de parler. Les mots coulent dans l’herbe, bouche sèche.
La joie des fleurs s’évapore dans la poussière d’un vélo.

Il fait nuit, oh, soudain. Pâleur des fontaines, les arbres
sont inquiets. Les pages de mon livre sont des miroirs.
J’ouvre les yeux. Fin d’après-midi, caresse de l’ombre.

13 09 16. Inachevé 136

Saigon

I
Ville du bout du monde, lui échappe, oh, où qu’elle soit,
entre mer et montagne, lac, plaine. Ville infinie, fleuve,
destination dans la brume du temps. Un nom, un destin,
nul retour, inaccessible, partout déjà là, ville des départs.

Horizon, tu sais, ville née du corps, des caresses, visage.
Ville musique, rêverie d’amour chantée au point du jour,
qui serait Saigon sans être Saigon, ville puits, source, toi.
Elle n’existe que pour cela. Peau effleurée du désir, ville

frontière. Sur un bras de mer, à la croisée des histoires.
Ville de l’incessant éloignement. L’impossible souvenir
d’un halo d’utopie. Voyage au fond des yeux, au creux

des mains tendues, lorsque sont dressés les chevaux de
l’inquiétude, apaisés, tapant du sabot pour parcourir les
chemins du vent. Ville du bout du monde, ville inondée.

II
Je me souviens de Saigon, triste de n’y être jamais allé.
J’ai sillonné Lomé, où tu n’étais pas. Je m’essaie à des
destinations imaginaires. Facile, je sais, mais non fuite,
jamais. Je plonge, écarquille les yeux. Algues et roches

où nous cachons nos peurs. Oh, je vois Saigon et Lomé.
Il suffit d’un rien. Souvenir d’un petit serpent vert dans
le toit de ma case, en Somalie, si beau, la vie est fragile.
De là, tu sais, je file sur le fleuve en furie des entrailles

en feu. Dans l’eau percée de troncs arrachés, de petites
tortues tètent nos bras et nos rires. Fleuve né du silence
peut-être, du ciel désespérément bleu, de la nuit étoilée

près de Foum Zguid, au pied des cimes mauves. Saigon.
Oh, l’Asie, ce rêve des yeux clos, dont je ne reviens pas,
ou très tard dans la nuit, assommé de vent marin. J’irai.

12 09 16. Inachevé 135

Fuite ou sommet

Si longtemps cette chute, je ne suis sûr de rien.
Est-ce un sommet à gravir ou un col à franchir,
dans le vent chaud de la confiance. La lumière.
Soudain le sol se délite, nuage poussiéreux, de

sang, non, de coquelicots épars. Tendre la main.
Oh, soleil des peurs, soleil des nuits, lamparo et
longs couloirs où je fuis. Est-ce un puits, un pic.
Si longtemps cette chute. Non, remonter, tu sais,

remonter, s’accrocher. Ne rien entendre, ni croire.
Tout fuit, s’effondre, matins dorés, sable des jours.
Chercher un regard. Je vois un parc et des statues.

Sublime sagesse, force, indifférente beauté. Ai-je
failli. Leur voix me caresse et les arbres chantent.
N’abandonne pas, oh non, aimer n’est jamais vain.

11 09 16. Inachevé 134

Brume d’été

Dans le reflet d’une vitre passe, déjà enfui, le
souvenir d’un drame, soleil couchant, l’épave
naufragée d’une buée d’espoir. Souffle coupé,
j’ouvre grand la fenêtre, et tente de dire, quoi.

Touffeur, brume d’été. Pluies aveugles du fond
des marais, lambeaux de lumière percés d’yeux
inquiets, visage retourné dans un écho de lune.
La rivière est d’argent, le ciel, criblé de songes

hurleurs. L’essaim du désir frissonne. Le temps
désincarné, à la nuit nue, coule à travers champ.
La voix blanche des éclairs de chaleur teinte la

musique joyeuse des insectes prêts à mordre la
vie, à aimer l’entrelacs des herbes lascives, oh,
dans le labyrinthe d’une blessure immémoriale.

10 09 16. Inachevé 133